Entretien avec Catherine Chevalier-Kuszla, maître de conférences à l’Université de Paris-Dauphine
Ancienne du DEA 124, elle nous retrace son parcours, en particulier sa thèse en CIFRE.


Véronique Rougès : Pourrais-tu, tout d’abord, nous décrire ton parcours, avant l’entrée en DEA et ce qui t’a décidée à choisir cette voie ?

CCK : Avant de faire le DEA 124, j’étais en poste d’analyste financier / contrôleur de gestion au sein de la société Bull, dans le département " Lignes de produits – Recherche/Développement - Marketing ". Et pendant le DEA, je travaillais dans un service au siège qui avait pour mission de vérifier la pertinence des méthodologies ABC-ABM au niveau de Bull.

Caroline Lambert : Et ton parcours universitaire ?

CCK : J’ai fait une classe préparatoire HEC et une école de commerce qui s’appelle l’Institut Commercial de Nancy (ICN). J’avais choisi l’option " finance–comptabilité " et dans le cadre de ce cursus, j’ai eu la possibilité, en passant un concours, de compléter la filière " finance–comptabilité " par l’obtention du diplôme de MSTCF.

CL : L’idée de faire le DEA t’est venue comment ?

CCK : Elle est le résultat de divers événements ou constats concomitants. J’en avais un peu assez de mon travail au département " lignes de produits " : on y développe une vision très globale et en même temps très parcellaire du contrôle des produits d’un groupe comme Bull. Par exemple, j’étais responsable de la ligne " manufacturing costs " des cinq principales lignes de produits pour l’établissement des comptes d’exploitation prévisionnels ou réels, et uniquement de cette information. Mon service passait beaucoup de temps à sortir des comptes de résultat pour alimenter les présentations réalisées devant le comité exécutif du groupe Bull sans trop savoir pourquoi finalement. C’était une fonction de consolidation et j’avais un peu perdu contact avec le terrain… J’avais finalement très envie de me " rafraîchir " les idées et de saisir les problématiques du contrôle de gestion plus globalement, et non par le petit bout de lorgnette. J’ai ainsi envisagé d’effectuer un troisième cycle mais sans avoir d’idée précise. Parallèlement, il se trouve que mon conjoint avait, après ses études d’ingénieur, rejoint l’ENS Cachan option " mécanique ". Il était très au fait des offres de troisièmes cycles, de la recherche dans son domaine. Je me suis dit que l’équivalent devait exister en gestion.
Ce qui m’a également confortée dans cette idée, c’est que chez Bull, j’avais vu travailler deux jeunes filles qui faisaient une thèse CIFRE. J’ai fini par venir consulter à l’Université de Paris IX-Dauphine un annuaire des troisièmes cycles en France dans lequel j’ai identifié le fameux DEA 124 " Comptabilité – Décision – Contrôle ". J’ai reconnu le nom de Bernard Colasse. Ce nom m’était familier car Bernard Colasse a enseigné à l’université de Nancy II dont dépendait en partie l’ICN et l’un de ses ouvrages restait fortement recommandé aux étudiants de la filière " finance-comptabilité ". De plus, peu de DEA développant contrôle de gestion et comptabilité existaient à cette époque. C’est ainsi que j’ai intégré la seconde promotion du DEA 124.

CL : C’est intéressant parce que c’est avant tout la recherche qui t’a amenée au DEA. Ce n’est pas le cas de tous les étudiants ; beaucoup d’entre eux envisagent déjà une carrière d’enseignant-chercheur ou choisissent de " goûter " à la recherche avant d’entrer sur le marché du travail…

CCK : Quand on passe par l’entreprise, on observe différents problèmes que l’on ne parvient pas toujours à conceptualiser. On les perçoit, on les voit, mais on n’arrive pas à prendre la distance nécessaire pour les replacer dans une problématique d’entreprise plus générale. La recherche est extrêmement utile dans cette perspective.

Je crois plus directement que c’était un moment où la société Bull avait des difficultés et il était frustrant pour moi de ne pas avoir les outils conceptuels pour comprendre pourquoi on en était arrivé là alors que les performances locales étaient nombreuses.

VR : Et le DEA t’a apporté des débuts de réponse ?

CCK : Oui...

CL : Et des débuts de questions également ?

CCK : Oui ! L’intérêt du DEA, pour moi, portait sur les liens qu’il dessinait entre comptabilité et contrôle. J’y allais en cherchant des connaissances complémentaires et la compréhension des problématiques du contrôle de gestion parce que c’était mon domaine d’origine, et j’ai été totalement réconciliée avec la comptabilité. Il y a une manière de l’aborder qui est très stimulante loin des seules considérations techniques. C’est d’ailleurs une excellente chose de pouvoir choisir des séminaires dans les deux domaines.

CL : Et la décision d’enchaîner en thèse et plus particulièrement en CIFRE ?

CCK : Je l’ai véritablement décidé pendant l’année de DEA. Le problème de la recherche c’est l’addiction. J’y avais goûté, j’ai voulu continuer. De plus, des considérations matérielles très personnelles ont renforcé mon choix. Mon conjoint est parti en coopération à l’étranger. J’avais alors une grande disponibilité.
Le domaine à approfondir dans le cadre d’une thèse s’est révélé lors des séminaires, en particulier celui d’Henri Bouquin, sur les questions de stratégie et contrôle. J’avais mon exemple Bull dans la tête.
J’avais alors une conception de la thèse qui était encore très proche du milieu professionnel. Je ne me voyais pas faire une thèse sans avoir un terrain. J’avais vu que cela était possible, du côté de l’entreprise, avec l’exemple des deux jeunes doctorantes CIFRE chez Bull. Et lors des séminaires et enseignements du DEA, les méthodologies rattachées aux études de terrain et à la recherche action nous avaient été présentées. J’avais aussi découvert les travaux du CREFIGE, du CRG et du CGS.
Outre cette vision " terrain " de la recherche, je voulais très prosaïquement maîtriser, dans la mesure du possible, ma situation à court terme, immédiatement consécutive au DEA. J’avais quitté mon travail pour faire le DEA. En fait, je l’avais partiellement quitté parce que j’ai pu travailler à mi-temps chez Bull, le temps du DEA. C’est à ce moment-là que j’ai quitté le contrôle de gestion " lignes-produits groupe " pour rejoindre l’équipe de Philippe Lorino et de Patrick Besson qui étaient chargés chez Bull de tester et de valoriser l’ABC/ABM. J’ai eu cette opportunité. Dans un premier temps, j’ai étudié la possibilité de réaliser une thèse au sein de Bull, mais cela ne semblait pas rejoindre les préoccupations de cette société. Philippe Lorino avait quitté Bull et monté son propre cabinet-conseil, et finalement, c’est lui qui m’a proposé de venir en CIFRE dans sa société.
Enfin, comme je suis anxieuse de nature, je craignais qu’un bref passage en DEA ne soit pas suffisant pour me donner les fondations suffisantes pour le travail de thèse. Venant de l’entreprise et y retournant très rapidement, j’avais peur d’être happée par des considérations très opérationnelles. Donc, je me suis dirigée vers une formation doctorale pour garder un lien solide avec le milieu académique. L’école doctorale de Dauphine était alors en projet. J’ai donc opté pour la formation doctorale de l’ESSEC. J’ai commencé ma convention CIFRE en débutant le programme doctoral de l’ESSEC. J’aurais pu me diriger vers le programme doctoral d’HEC mais il y avait une année de spécialisation et, en raison de mon parcours et de mon âge je désirais me lancer immédiatement dans la thèse.

VR : Il paraît qu’il y a un problème de temps entre le début de la convention et l’inscription en thèse.

CCK : Pour moi, le problème ne s’est pas posé. La convention a débuté le 1er janvier 1993 et je me suis inscrite en thèse en décembre 1992. Mais, il est vrai que tout s’est bien passé parce qu’on a monté le dossier en septembre et qu’il est passé pour accord au ministère en décembre 1992. Mais ce n’est peut-être pas le cas de tout le monde.

CL : As-tu des conseils à donner à des étudiants qui voudraient se lancer dans une thèse CIFRE ?

CCK : Si l’on part du principe que les choses n’ont pas changé… J’ai bénéficié de conditions exceptionnelles. Je connaissais mon recruteur ; j’avais déjà travaillé avec lui auparavant. Le recruteur connaissait bien la procédure des conventions CIFRE étant donné que c’était lui qui, au sein de Bull, avait embauché les deux jeunes doctorantes CIFRE. Le dossier a donc été rapidement pris en main par Philippe Lorino et Henri Bouquin du côté universitaire. Henri Bouquin avait effectivement accepté de suivre mes travaux. La procédure a été relativement limitée, on a reçu les dossiers du ministère, j’ai fait un projet de thèse, approuvé.
En revanche, si l’entreprise visée n’est pas au fait de la procédure CIFRE, il faut adopter une démarche plus marketing. Il faut expliquer au futur manager et au responsable Ressources Humaines de l’entreprise la nature d’un CIFRE, ses objectifs, ses avantages. Le soutien du directeur de thèse doit être net, notamment pour cerner un sujet acceptable selon les termes de l’entreprise et correspondant à une véritable problématique de recherche.
Autre problème pratique, le risque d’une convention CIFRE est simple : c’est la non-réalisation de la thèse. La convention CIFRE peut être perçue comme le recrutement d’un jeune cadre à faible coût. Un aspect de la convention qui semble d’ailleurs sciemment oublié, c’est le fait que ces conventions ont pour but d’insérer durablement dans les entreprises françaises des " docteurs ". Ce qui est donc en jeu pour l’entreprise ce n’est pas l’emploi d’un jeune cadre compétitif de niveau bac+5 pendant trois ans, mais le recrutement à terme d’un bac+8. J’avoue que je n’ai pas répondu personnellement à cet objectif. J’ai finalement utilisé l’opportunité de la convention pour avoir accès à différents terrains de recherche avant de revenir sur l’Université.

VR : Justement, parfois, on dit que le CIFRE peut être un handicap pour la carrière en milieu universitaire.

CCK : Oui, Bernard Colasse m’avait prévenue dès la fin du DEA : une thèse CIFRE peut être perçue comme une thèse professionnelle. Donc, tout le problème de ce type de recherche est le développement d’un cadre conceptuel et d’une recherche bibliographique suffisants. Mais l’exercice demeure très difficile puisqu’on est un cadre en entreprise avec le quotidien d’un cadre en général très occupé, en particulier lorsqu’il appartient à un cabinet-conseil. Il faut donc se créer de bonnes conditions pour lire, réfléchir. Je me souviens par exemple que la première année, je trouvais le temps d’aller en bibliothèque uniquement pour photocopier des articles sans véritablement les lire. Or il faut assimiler progressivement pour faire évoluer sa propre réflexion. Les rythmes d’apprentissage ne sont pas les mêmes que dans l’entreprise. Il faut s’ajuster au cycle d’activité de cette dernière. Une répartition du travail s’impose.

CL : A ce propos, la répartition du temps de travail, est-ce que c’est fixé ?

CCK : Dans mon cas, c’était fixé dans la convention. J’avais un système de répartition entreprise/recherche a priori intéressant. La première année, je devais utiliser 70% du temps pour le cabinet et 30% pour l’école doctorale et la thèse mais, dans les faits, surtout pour l’école doctorale, la deuxième année la répartition était équilibrée à 50/50, et la dernière année, on a inversé : c’était 70% pour la thèse et 30% pour le cabinet. Mais on se laisse parfois emporter par l’activité de l’entreprise : il faut répondre aux besoins des clients et de son employeur… Dans le cas d’une thèse en laboratoire, le seul auquel on estime devoir rendre des comptes, c’est le directeur de thèse. Dans le cadre d’une thèse CIFRE, le doctorant est écartelé entre l’employeur et le garant de la recherche académique. Privilégier l’employeur, physiquement plus présent au quotidien, constitue un risque majeur.

VR : Oui, mais dans ton cas, c’était deux chercheurs…

CCK : Oui, dans mon cas, j’avais deux personnes qui sont dans le même domaine, qui ont tous les deux une grande notoriété dans ce domaine mais pas forcément la même vision des choses, et qui ont des exigences académiques soutenues.

Le problème principal reste cependant la gestion du temps. Le cycle d’activité de la recherche ne s’accorde pas aisément avec le cycle, très court, des tâches opérationnelles journalières.

Il existe aussi un autre problème lors d’une convention CIFRE, dont je n’ai cependant pas souffert personnellement, en raison du caractère atypique de mon employeur : il est généralement nécessaire d’expliquer à ses propres collègues ce qu’est une thèse. Une thèse n’est pas un mémoire de stage. Vous devez assurer votre propre marketing, présenter votre travail comme une opportunité d’amélioration pour votre service par exemple. Vous risquez d’apparaître comme le tire-au-flanc du département aux yeux de vos collègues qui, très classiquement, remarquent surtout votre absence lorsque vous fréquentez les bibliothèques ou les congrès, et non vos heures supplémentaires. Il faut beaucoup communiquer et vous assurer du soutien ferme de votre manager.

VR : Et, comment as-tu réussi à rédiger, collecter des données ?

CCK : D’un point de vue pratique – et cela vaut pour toutes les thèses, CIFRE ou pas – j’avais la chance de faire des points d’étape à la fois pour l’ESSEC où il y avait un équivalent de la journée des thèses du CREFIGE, et pour Henri Bouquin. Je lui transmettais des synthèses, des analyses longitudinales, des cas que j’étudiais pendant mon travail. J’étais obligée de rédiger les remontées du terrain. Avant de rendre des cas, je lui avais remis des grilles d’analyse précisant ce que je voulais mettre en évidence relativement à mon sujet. Ces grilles orientaient mon regard. Je collectais de l’information de cette façon et rédigeais les cas en reprenant les thèmes isolés dans les grilles en question. L’important est la restitution régulière des observations et des questionnements. De toute façon, il faut bien raconter ce que l’on voit à son directeur de thèse, il ne peut pas le vivre à votre place. Il faut décrire, analyser, synthétiser …

La difficulté dans un CIFRE est effectivement de prendre suffisamment de recul et d’adopter une posture académique. On frôle ainsi la schizophrénie … Comme je l’ai déjà évoqué, les aspects opérationnels ne sont pas valorisés par le CNU. J’avoue avoir approfondi réellement le travail bibliographique en fin de CIFRE, et ensuite lors de mes fonctions d’A.T.E.R.

CL : Est-ce que ce n’est pas un peu complexe au niveau théorique, justement, en étant en CIFRE ?

CCK : Un peu, puisque justement, on est perçu comme professionnel, on est obligé d’en rajouter du point de vue académique et méthodologique, et ceci d’autant plus quand la posture adoptée est qualitative. Il faut expliquer et rendre légitime le fait d’être sur place et de vivre les phénomènes étudiés. Mais attention, les thèses CIFRE ne conduisent pas nécessairement à l’utilisation de méthodologies qualitatives. La convention CIFRE, c’est juste un moyen d’accéder aux données, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives.

VR : Et est-ce que c’est facile à exploiter une thèse CIFRE, en termes de publications, communications ?

CCK : La difficulté repose ici sur l’utilisation de l’information. Dans mon cas, avais-je le droit d’utiliser les informations collectées auprès des clients de mon employeur lors des missions de conseil, pour mes propres publications ? Par ailleurs, il faut revenir sur la question de la gestion du temps. La tendance actuelle est à la publication de communications en congrès dès la première et la deuxième année de thèse, et même d’articles dès la troisième année. Or il est matériellement très difficile de consacrer du temps à ces publications en cours de CIFRE.
Il faut peut-être enfin évoquer les suites d’une convention CIFRE. Par choix, j’ai continué par un contrat d’A.T.E.R. grâce auquel j’ai pu prendre goût à l’enseignement. D’autres rythmes sont ici à l’œuvre, d’autres cycles d’activité auxquels il faut finalement également s’habituer.

Véronique et Caroline : Merci.