Interview de Christophe Thibierge et de Bruno Chaudemanche (10/12/2001)
Avec la participation de Rouba Chantiri

Bruno Chaudemanche est directeur financier de la communauté d'agglomération de la plaine centrale du Val-de-Marne qui regroupe Créteil, Alfortville et Limeil-Brévannes (136 672 âmes) et a été créée le 1er janvier 2001.

Christophe Thibierge est professeur associé au département Finance de l'ESCP-EAP.

Ils sont tous les deux des anciens du DEA 124.

Rouba Chantiri est maître de conférences à l'Université Paris IX-Dauphine.


SOUVENIRS-SOUVENIRS DU DEA

Caroline Lambert : Qu'avez-vous retiré du DEA ?

Christophe Thibierge : Pour moi, ça a d'abord été une collaboration de recherche fructueuse avec Bruno ; on a quand même publié cinq articles…

Bruno Chaudemanche : Majeurs...

C.L. : Mais, c'est quoi ces articles ?

B.C. : Et bien, c'était dans le cadre de la Lettre des anciens du DEA 124 un article de recherche pure et fondamentale…

C.T. : Notre article faisait environ une page. Je me souviens du premier comme si c'était hier, on était partis de l'idée : " Il existe une théorie positive de la comptabilité, proposons la théorie négative… ". On créait les nouveaux comptes…

B.C. : L'idée, c'était de prendre les domaines de recherche, les uns après les autres : compta, contrôle, finance, et d'imaginer un papier original…

C.T. : On n'a peut-être pas répondu à ta question…

C.L. : Ho, si, si. En fait, aujourd'hui, est-ce que vous vous servez de ce que vous avez acquis en DEA ?

C.T. : En fait, quand je suis arrivé, je manquais de maturité, je ne comprenais pas tout. Le DEA m'a avant tout permis de développer une culture de recherche. Je me souviens des ateliers de recherche : pour certains, j'ai compris sur le coup, mais il y en avait d'autres, je n'ai commencé à comprendre qu'en revenant sur mes notes – que j'avais prises sans comprendre. C'était sur la théorie de l'information financière, alors qu'on y voyait justement la théorie positive de la comptabilité, les rapports d'audit, l'analyse de protocole verbal, Arnold et Moiser… Des choses qu'on retrouve dans ma bibliographie de thèse.

B.C. : Pour moi, l'acquis est moins direct dans mon activité de tous les jours. En fait, c'est plus une manière de réfléchir. Par exemple, tu te dis que ce sur quoi tu travailles est intéressant. Tu te questionnes vingt minutes et tu arrêtes pour passer à autre chose, car tu es happé par le quotidien… Ceci étant, j'ai dû retrouver cet intérêt, dans deux, trois occasions. Quand, sur un point, il n'y a pas de réponse. Tu t'interroges, tu cherches afin de résoudre le problème… Le DEA a peut-être renforcé ce côté là. J'ai un exemple qui me vient à l'esprit, la collectivité pour laquelle je travaillais a fait l'objet d'un contrôle fiscal. Elle risquait de se faire redresser sur un point qui était litigieux. J'ai mis quinze jours pour produire une réponse fiscale argumentée de dix pages avec de la recherche, des références… Et on a gagné. Donc, c'est plutôt une tournure d'esprit que l'on garde.

C.T. : Oui, puisqu'on parle de démarche intellectuelle, avant le DEA, je ne savais pas faire une bibliographie. Faire une bibliographie, ce n'est pas simplement lister des références… Je ne savais pas faire une bibliographie avec de bonnes références ; maintenant, je ne sais toujours pas, mais je crois savoir !… A l'époque, il y avait un mémoire majeur et une mémoire mineur, alors une fois que tu as fait les deux, tu sais mieux ce qu'est une problématique. Moi, ça m'a aidé pour le début de la thèse.

C.L. : Qu'est-ce que vous aviez fait avant et qu'est-ce qui vous a amené à faire le DEA ?

C.T. : Un Mastère à Centrale, mon service militaire et le DEA.

C.L. : Et la décision de faire un DEA ?

C.T. : A l'époque, j'avais rencontré des collègues de l'ESCP. J'étais étudiant et j'en avais parlé avec des professeurs. Je voulais un boulot qui me laisse du temps libre si j'en souhaitais – pour fonder une famille et l'élever – et qui soit très intéressant intellectuellement – c'est-à-dire, dans lequel je n'aie pas l'impression de faire tout le temps la même chose. C'est paradoxal pour un prof parce qu'on se répète peut-être un peu…

Véronique Rougès : Et le DEA, ça a été une confirmation ?

C.T. : Non, alors là, je vais être franc : on m'avait dit, pour être prof, il faut être docteur, pour être docteur il faut avoir fait une thèse, pour avoir fait une thèse, il faut avoir fait un DEA. Donc, le DEA, c'était un passage obligé et la thèse aussi.

C.L. : Bruno ? Ce sera intéressant de voir les deux cheminements avec un passage commun…

B.C. : Après un DUT GEA et une MSTCF, ça faisait quatre ans que je faisais de la comptabilité : compta " de base " et version un peu améliorée… Je voulais faire un troisième cycle. J'avais le choix entre un DESS conduisant à me spécialiser encore plus alors que j'étais déjà relativement spécialisé en comptabilité et finance. Je trouvais cela sans intérêt majeur. J'avais plutôt envie de m'ouvrir l'esprit. J'ai choisi de faire un DEA à Paris – Dauphine. Puis, j'ai fait mon service militaire. J'avais envie de faire de l'expertise comptable, mais je suis arrivé sur le marché du travail en 1993 : une année un peu noire, je n'ai rien trouvé. J'ai commencé une thèse en tant qu'allocataire.

V.R. : Pour Bruno, on voit bien pourquoi le DEA 124. Et pour vous (à C.T.), pourquoi le DEA " Comptabilité – Décision – Contrôle " ?

C.T. : Pourquoi celui-là plutôt qu'un autre ? Et bien, c'est une collègue de l'ESCP, qui connaît bien Bernard Colasse et qui l'avait rencontré. Bernard Colasse lui avait dit : " Il s'appelle " Comptabilité – Décision – Contrôle ", mais j'aurais bien aimé l'appeler " Système d'information de l'entreprise " ou quelque chose de plus global  et " Ce n'est pas un DEA fermé ". Et elle m'a dit, " Voilà, si tu fais ce DEA, ce sera plutôt ouvert. ". Bref, c'est une collègue qui m'a vendu le DEA. Et toi ?

B.C. : Et bien, pour être franc, dans la liste des DEA qui étaient offerts, j'avais assez peu de chances d'entrer dans le DEA 104 qui était Finance. C'était plus naturel de faire le DEA 124. Cela me correspondait plus et correspondait plus à ma formation antérieure.

DEUX ANCIENS PARLENT AUX ETUDIANTS DE DEA

V.R. : Auriez-vous des conseils à donner aux étudiants du DEA 124 ? Avec un peu de recul…

B.C : Prendre du bon temps. On a conjugué le travail et le plaisir : on s'entendait bien. Les deux tiers de mes productions étaient en commun.

C.T. : C'est vrai que tant qu'à bosser, c'est toujours sympa de bosser en groupe.

B.C. : Il faut vraiment creuser pour proposer des conseils sérieux !!!

C.T. : Je crois qu'il faut profiter du fait que les profs soient des chercheurs et relativement disponibles. Après, c'est bien si, assez rapidement, tu saisis ce qui t'intéresse le plus parce que le mémoire, c'est une année dans ta thèse. Ca va te permettre de connaître celui qui va être ton futur directeur de thèse ou de faire le tour de ta problématique, de commencer une petite étude exploratoire… Donc, il faut fouiller les trucs qui te plaisent vraiment.

C.T. : Il faut aussi penser au financement de sa thèse parce que même si tu as le feu sacré, tu ne peux pas l'avoir pendant longtemps si tu n'as pas un minimum de sécurité matérielle.

DE LA THESE: INSECURITE ET ABNEGATION 

C.L. : En parlant de ça – la thèse – parce qu'il n'y a pas que des gens qui font un DEA, il y a aussi des thésards qui débutent et des thésards potentiels – la thèse : qu'est-ce qui vous semble intéressant, difficile à vivre ?

B.C. : Moi, ce que j'ai mal vécu – puisque j'ai arrêté ma thèse – c'est le poids de l'incertitude. C'est arrivé à un moment dans ma vie où j'avais besoin de certitudes et de sécurité. La rencontre ne s'est pas faite entre la thèse et moi. J'avais besoin de savoir que j'entrais dans un processus où je ne pouvais me consacrer qu'à ça. Je pense avoir commis une erreur en ne trouvant pas le mode de financement qui me convenait le plus. Si j'avais eu la bourse CIFRE, je pense que le déroulement aurait été tout autre parce que parallèlement une professionnalisation s'opère qui permet de se valoriser également sur le marché du travail.

C.T. : J'ai l'impression que notre système d'éducation est un système où tu ne sors pas des rails et c'est très confortable. Mais moi, lors de mes premiers entretiens avec mon directeur de thèse, c'était l'horreur parce que j'essayais de le convaincre du caractère novateur de mes idées tandis que lui me disait : " Ce n'est pas moi que vous devez convaincre. Vous me donnez un sujet si vous y croyez. Mais ne cherchez pas à savoir à tout prix ce que moi, je voudrais que vous fassiez. " J'ai trouvé que c'était une insécurité intellectuelle. Pour une fois, tu peux faire quelque chose sans contrainte imposée… Il y a des milliers de sujets à traiter, on ne va pas t'en imposer un ! Ma première insécurité, s'est levée quand j'ai trouvé une école théorique. Parce que mine de rien, tu reviens un peu sur des rails. Ca, c'est le premier truc. Et deuxième truc : quand t'as une méthode théorique et quand t'as des données du terrain…alors là, il ne reste plus qu'à tout faire. Mais avant que t'aies ça… Moi, il s'est écoulé deux ans et demi… D'insomnie, d'angoisse, le flou total.

C.L. : Quelles seraient les qualités qui vous paraissent essentielles pour un jeune thésard ?

B.C. : Je dirais l'abnégation.

C.T. : Ou une certaine forme de stupidité… C'est-à-dire, le fait de dire " Pendant trois à quatre ans, j'ai des œillères ". Rouba ?

Rouba Chantiri : Il faut de l'abnégation certainement. Et je pense pouvoir dire également que faire preuve d'abnégation n'est pas facile pour tous, en fonction du tempérament et de la situation de chacun. Le rôle que peut jouer le directeur de thèse, plus ou moins directif, n'est pas négligeable ; certains ont du mal à avancer s'ils ne sont pas encadrés. Mais, sans aucun doute, le parcours du thésard nécessite des efforts avec, en prime, la perspective, constamment à l'esprit, de ne pas pouvoir aboutir.

C.L. : L'insécurité reste-elle longtemps ?

C.T. : Ca marque. Tu n'es plus la même personne après.

B.C. : Pour moi, je peux parler parce que j'ai " zappé " le système un peu avant. Mais l'insécurité, c'est quelque chose qui demeure assez longtemps, et même au-delà de la soutenance. Quand tu es docteur, quand tu as consacré trois ans ou plus de ta vie à cet exercice, tu as le titre mais il reste ce pour quoi tu as fait la chose : enseigner. Il y a la qualification et le recrutement. Et puis il y a aussi la phase où tu exploites ton travail. Et la question : " Maintenant, qu'est-ce que je fais ? " Franchement, je n'avais pas envie… Et il y a un moment où j'ai arrêté. Et cela a été d'autant plus facile que l'on est venu me proposer un poste.

C.T. : Donc, on a dit l'abnégation. Ce n'est pas forcément une qualité requise, mais avoir de l'autodiscipline, ça aide. Il faut te fixer…

B.C. : Des horaires de bureau.

C.T. : Et même un planning. Mais ça ne sert à rien de bâtir un planning pour ne pas le respecter. Plutôt se fixer des blocs successifs. Quand tu franchis une étape tu sais de combien tu as avancé. Sinon qu'est-ce que tu as fait ? Tu as réfléchi… C'est mieux de pouvoir dire, j'ai rédigé les deux tiers de la partie théorique. Moi, c'est le conseil qu'on m'a toujours donné : c'est de rédiger. " Rédige, rédige très tôt. Tu jetteras tout mais au moins rédige. "

B.C. : Ca a l'avantage au moins d'évaluer le travail fait. Dire, je produis, donc je fournis de la matière et en conséquence j'avance… Après, il y a le problème du terrain. Que tu trouves plus ou moins facilement.

C.T. : Finalement, on ne se sent pas le droit de dire quelles sont les bonnes qualités du thésard. En revanche, on peut donner de petits conseils, des trucs qui ont bien marché. Ce qui est bien, c'est de se soumettre au regard de l'autre. Les journées des thèses, une communication dans des congrès… Je n'ai jamais regretté. Ceux qui disent que présenter une communication dans un congrès ça te détourne de ta thèse… Non. Tu présentes une communication pile dans ce que tu veux tester auprès d'un public. Le public va peut-être dire : " Tiens, tu fais comme ça, mais il y aurait peut-être une manière plus simple qui est celle-ci… " J'aimais bien la journée des thèses. Et présenter des communications aux congrès de l'AFC : quand tu en sortais, tu avais glané des trucs. Oui, profiter des seniors, encore une fois.

B.C. : Pour compléter sur la communication – la seule chose qui me manque, ce sont les articles. Parce que je n'ai pas quitté l'enseignement. J'interviens en contrôle de la gestion à l'ESC Rouen. Cependant j'aimerais bien prendre du temps pour rédiger des articles qui ne soient pas forcément des articles universitaires parce que j'ai perdu la légitimité. Mais réfléchir sur des problématiques professionnelles ou sur des difficultés liées à ces mêmes pratiques. Prendre le temps de se poser et d'intellectualiser afin de les exposer aux autres, voilà quelque chose d'intéressant et de très motivant.

Fin de l'entretien.
Merci encore aux deux (+1) protagonistes de cette rencontre.

Caroline Lambert et Véronique Rougès