Contrôle et stratégie

Henri BOUQUIN

Mots clés : stratégie, contrôle, diversification, différenciation, domination par les coûts, processus, budgets, plans, slack, missions stratégiques, facteurs clés de succès, facteurs clés de risque, position stratégique, corporate strategy, business strategy, paradoxes, stratégie d’entreprise, stratégie par domaines d’activité, apprentissage, émergence.

Existe-t-il une unique bonne façon d’organiser le contrôle interne des organisations, et leur contrôle de gestion en particulier ? La recherche en gestion montre l’inverse. Quels sont donc les facteurs dont il faut tenir compte pour construire, au cas par cas, un contrôle efficace ? Ils sont nombreux : la technologie, la taille, la diversité des activités, leur complexité, leurs interactions, l’existence d’un référentiel externe, les cultures des personnels et dirigeants, la traçabilité des flux internes, l’horizon de la prévision possible, la réversibilité des choix, la nature des risques encourus, etc. Bref, tous les facteurs qui influencent les modalités d’organisation des processus de l’entreprise. Si l’on dispose à leur égard de quelques idées, on attend toujours une théorie.

La stratégie est-elle un de ces facteurs ? On n’en doute guère (Dent, 1990) depuis les travaux historiques de Chandler montrant les liens entre stratégie d’entreprise et structure, où l’on voit que la diversification conduit à dissocier les décisions stratégiques et opérationnelles ; d’où la fortune de cette interface, le contrôle de gestion. Quel aspect de la stratégie influence quel aspect du contrôle ? S’agit-il d’une influence sur des contenus, par exemple les instruments de gestion, ou sur leur usage, le rôle qu’ils jouent ? Comment isoler l’effet intrinsèque de la stratégie ? Le contrôle influence-t-il la stratégie ? Vaste programme.

Car il y a des contrôles, comme il y a des stratégies. Ces questions visent plus particulièrement le contrôle de gestion : c’est à lui que l’on assigne le plus souvent la mission spécifique de garantir la mise en œuvre de la stratégie. Anthony, un professeur de la Harvard Business School, n’en est-il pas venu à le définir par cette fonction même ? " Le contrôle de gestion est le processus par lequel les managers influencent d’autres membres de l’organisation pour mettre en œuvre les stratégies de l’organisation " (Anthony, 1988, p. 10).

L’idée de stratégie recouvre une réalité complexe (Desreumaux, 1993 ; Mintzberg et al., 1998). On admettra ici de la définir comme l’ensemble des actions qui déterminent durablement le succès d’une organisation. Actions, et pas seulement décisions, ni " décideurs ". L’idée de succès suppose que des buts ont été définis, mais elle est relative : succès, pour qui ? Les théories de l’organisation ont montré l’ambiguïté de la notion de buts d’une organisation, et cela vaut pour le contrôle. Il faut se défier du conformisme qui admet que les buts sont d’abord choisis, et qu’ensuite la stratégie est fixée : la pratique révèle bien des itérations.

On reconnaît que la stratégie comporte différents niveaux interdépendants et des composantes complémentaires. S’agissant de ses niveaux, on distingue la " stratégie d’entreprise " (corporate strategy), celle qu’elle applique à tel de ses domaines d’activité ou " stratégie par domaine " (business strategy), enfin les " stratégies fonctionnelles " ou de ressources (Grant, 1991) par lesquelles passent les deux précédentes (stratégie de R et D, de GRH). Pour ses composantes, elles portent sur :

Quant au contrôle lui-même, ensemble de dispositifs et de processus intentionnels ou pas orientant les comportements, il a été l’objet de nombreuses typologies portant sur les six axes (Chiapello, 1996) dont il procède :

Ces six axes, qui ouvrent bien des " stratégies de contrôle " possibles, ne sont pas tous indépendants les uns des autres ; du reste on peut discuter leur nombre. C’est pourquoi des synthèses sont proposées. La typologie la plus connue en contrôle, celle d’Anthony (1965, 1988), distingue la planification stratégique, le contrôle de gestion, le contrôle opérationnel. Ces catégories sont complexes et transversales aux six axes ci-dessus. Elles correspondent à une segmentation du processus de management à la Fayol, contestée par certains courants des théories des organisations (Simon). Critiquées, ces typologies restent tentantes : on voit sinon l’infinité des connexions à explorer, entre, d’un côté, les trois niveaux de la stratégie, déclinés sur ses quatre composantes, et, d’un autre côté, les six axes du contrôle… Où se situent les interdépendances majeures ? Quelles sont les figures typiques qui en résultent ?

L’interdépendance entre stratégies et contrôles passe par le processus d’allocation des ressources, mais celui-ci est plus ambigu qu’il n’y paraît, il semble paradoxalement avoir parfois distendu les liens qu’il devait nouer. De nouvelles dimensions de la relation entre contrôle et stratégie ont été explorées. La recherche s’est alors enrichie, pour découvrir la réelle complexité de la question.

1. D’un processus fédérateur faussement providentiel au foisonnement labyrinthique des connexions

La typologie d’Anthony en témoigne, les relations entre la stratégie et le contrôle se sont cristallisées sur le processus de planification et d’allocation des ressources, notamment sur le contrôle budgétaire, ce sous-ensemble du contrôle de gestion. Après en avoir rappelé le mécanisme généralement préconisé, dont la norme perdure en se rénovant (Brimson et Antos, 1999), on en montrera les insuffisances, qui portent à élargir le champ des relations entre contrôle et stratégie.

1.1. Un mécanisme (trop vite) normalisé

Le dispositif couramment décrit part du principe que la stratégie existe et qu’il s’agit de la concrétiser par des actions coordonnées, déployées dans le temps et dans l’espace. La planification est considérée comme le bon moyen d’y parvenir. On cherchera donc à enchaîner plans stratégiques, plans opérationnels pluriannuels (dits aussi business plans), plans d’action annuels et budgets. C’est avec le plan opérationnel que commence le processus de contrôle de gestion.

Pour un cycle cohérent avec l’année civile, le plan opérationnel, souvent construit à horizon de trois ans et " glissant ", est arrêté au premier semestre. La plupart des auteurs le décrivent comme le fruit d’un processus plutôt descendant (top-down) : la direction générale fait savoir aux responsables des domaines d’activité stratégiques (branches ou divisions dans un organigramme multi-divisionnel, c’est-à-dire structuré principalement par produits-marchés et seulement aux niveaux inférieurs par fonction) ce qu’elle attend d’eux (croissance, positionnement sur les marchés, rentabilité, etc.). Il leur appartient d’élaborer un plan répondant à ces attentes.

Vient au second semestre la budgétisation, une sorte de réponse au plan opérationnel. Car, dans un processus plutôt remontant (bottom up), s’établissent les plans d’action annuels que les centres de responsabilité proposent pour contribuer à la première année du plan opérationnel. S’élaborent les demandes de ressources qui vont de pair. Les budgets chiffrent ces plans et ces demandes en unités monétaires. Des projets, dans ce cycle, répondent à des stratégies. Dans une entreprise diversifiée, ils montent des fonctions aux divisions et aux branches. Des outils cohérents avec la stratégie aident à filtrer les projets (voir par exemple le retour récent à la notion de création de valeur). Voilà comment les budgets sont des solutions pour mettre en œuvre des stratégies ; la cause est entendue – la recherche est sans objet. S’il y a norme, c’est que la stratégie n’a pas d’influence sur le contrôle.

1.2. Un modèle subtilement optimiste mais porteur d’une contradiction interne

Ce modèle est optimiste, quoique plus subtil qu’il n’y paraît. Il instaure paradoxalement un processus bureaucratique au service (en contrepoids ?) d’une relation quasi marchande, en transformant un lien hiérarchique en un marché interne où la hiérarchie-cliente finance des projets et juge leurs auteurs sur les résultats. Mais ce modèle suppose qu’un processus bureaucratique reste un instrument au service de ceux qui l’ont conçu, alors que, bien souvent, il les dévore et vit sa propre vie. Puis, il suppose que cette transformation de la hiérarchie en marché comporte toujours des coûts inférieurs à ses avantages, de sorte qu’elle est bonne pour mettre en œuvre toute stratégie.

Apparaît alors une ambiguïté qui fait douter du caractère normatif de la planification. Si le " siège " décide de la stratégie globale, c’est qu’existent des interdépendances entre unités. Mais si elles existent, comment identifier plus tard, a fortiori en situation d’asymétrie d’information, les contributions de chacun ? Et s’il n’y a guère d’interdépendances, où est l’essence de l’entreprise ? Quelle est donc la fonction réelle de la planification ? Mintzberg (1994) montre que, dans les grandes entreprises, elle sert moins à décliner une stratégie centrale qu’à révéler les stratégies locales.

Il y a donc une réelle subtilité dans ce modèle, conçu pour associer la vision stratégique supposée du centre à la connaissance de l’environnement propre à la périphérie, mais pas dans un processus unique normé. Derrière l’apparente contradiction entre la logique de marché et la logique bureaucratique, s’esquisse le fait que tout système de contrôle doit doser impulsion et contention, recherche de l’adaptation et rappel au conformisme, assimilation et accommodation, dirait Piaget. Confrontée à la pratique, la description normative devient un cas particulier. En effet, si certaines entreprises pratiquent le modèle décrit en 1.1, d’autres, dans un souci d’adaptation, emploient à l’inverse une planification décentralisée où les stratégies " remontent " vers la direction, qui en assure la cohérence (Simons, 1990, 1991 ; Macintosh, 1994 ; Anthony et al ., 1992). Des modèles mixtes sont observés, où le processus diffère selon les unités et les caractéristiques concurrentielles des domaines d’activité en cause. Et l’analyse historique (Berland, 1999) montre que ceci apparaît très tôt, du moins en France, dès la mise en place de l’outil budgétaire, qui joue très vite des rôles divers. Derrière la diversité des processus de planification (Chakravarthy, 1987 ; Allaire et Firsirotu, 1990a, 1990b), des styles de contrôle différents apparaissent, même au sein des entreprises diversifiées (Goold et Campbell, 1987 ; Hill et Hoskisson, 1987 ; Hoskisson, 1987 ; Chandler, 1991).

D’ailleurs, le modèle normatif comporte une contradiction interne qui rend improbable son schéma idéal. Les budgets sont une routine lourde qui mène à la paresse, à l’éclipse des plans au profit des enveloppes, puisqu’on ne saurait attendre que les acteurs prennent des risques et pas de couverture. Il faut bel et bien choisir entre performance et conformisme : dans une organisation où la conformité de/à l’objectif est le critère de bonne performance, la gestion des risques devient essentielle. Les objectifs s’enrobent de slack, primes de risque légitimes concédées à ceux qui s’engagent sur des résultats. Comme, dans le système de gouvernement des entreprises désormais à l’honneur, tout le monde a intérêt à afficher des objectifs qui seront atteints, les marges de manœuvre se généralisent. D’ailleurs, le coût d’une éventuelle recherche de l’optimum rend cette solution entropique raisonnable (Cyert et March, 1963). Si le slack fait partie du jeu, le plan, qui le dénoncerait, est malvenu. Cela tombe bien : il est cher et lassant. Les plans et les budgets deviennent ainsi une routine pour négocier un avenir relativement aisé à construire, une gestion de l’incertitude et du conformisme, pas forcément de la performance. Si le processus budgétaire peut être, pour des entreprises dominantes, un bon relais de certaines stratégies dans certains environnements, il n’est pas le vecteur idéal d’une stratégie d’abaissement rapide des coûts. C’est aussi pour cela, dans le contexte des années 1980 et 1990, qu’il a suscité la critique. Les relations entre les stratégies et les contrôles doivent reposer sur bien d’autres liens que la planification.

1.3. Les interactions avec les attributs de la stratégie par activité

Les stratégies d’activité se déclinent en facteurs clés de succès, guides permanents aptes à consolider, sinon à remplacer, le guide du plan (Bouquin, 1986). La vision en processus apporte une méthodologie (Lorino 1991, 1997) et le vocable de " contrôle de gestion stratégique " est significatif, puisqu’il ne désigne pas celui qui intéresse les managers officiellement en charge des choix stratégiques, mais celui qui s’applique aux opérations, en soulignant l’importance d’insuffler le souci de la stratégie aux comportements des opérationnels. Le lien avec le tableau de bord est direct, comme en témoigne l’apparition, en synthèse d’un long mouvement, du balanced scorecard (Kaplan et Norton, 1996). Les explorations se sont donc tournées vers les composantes de la stratégie par activité – d’autant plus volontiers que le concept renvoie à celui de branche ou de division dans les organigrammes, et que ce sont les lieux pas excellence du déploiement du contrôle de gestion.

Les interdépendances entre la position concurrentielle, les missions stratégiques qu’elle induit et le contrôle de gestion sont implicites (c’est leur défaut) depuis longtemps dans la doctrine – sauf exceptions rares et partielles (Pethia et Saïas, 1978). En résulte l’idée d’un contrôle de gestion différent d’un domaine d’activité à l’autre, d’un produit à l’autre. L’exemple du premier modèle du Boston Consulting Group est éloquent. On sait que celui-ci fait de l’abaissement des coûts par l’effet du volume cumulé (effet d’expérience) la clé de la compétitivité, ce qui donne une place majeure à l’objectif de part de marché. On y distingue quatre positions, dont trois viables, qui renvoient à une politique d’allocation des ressources, et à une contingence du contrôle de gestion. Les " dilemmes ", pour lesquels il faut construire une position concurrentielle, sont des investissements à rentabilité différée, le suivi porte sur le benchmarking par rapport au leader. Les " étoiles ", pour lesquelles il faut " tenir ", sont profitables, mais la croissance forte du domaine d’activité ne met pas à l’abri d’effets d’expérience rapides chez les concurrents : les objectifs financiers doivent se doubler d’indicateurs extravertis comme pour les dilemmes. Les " vaches à lait " sont situées dans des domaines à croissance plus faible, où les positions concurrentielles sont stables, les effets d’expérience négligeables. On peut y " récolter " des surplus financiers pour réinvestir ailleurs. Le contrôle de gestion dit parfois " classique ", à base de centres de profit et de contrôle budgétaire, est celui des " vaches à lait ". Le slack est une forme de traite. Gare à ceux qui ne l’ont pas compris et qui développent une mentalité de " récolte " là où il faut veiller aux mauvaises surprises. Govindarajan et Gupta (1985) ont constaté que la mission " construire " appelle une évaluation subjective de la performance des managers où le long terme est préservé. Dans les stratégies de " récolte ", on déterminera les primes par des formules. Gupta (1987) a confirmé en partie ces constats.

L’histoire du contrôle de gestion invite à examiner l’influence du contenu de la stratégie de domaine et spécialement des armes concurrentielles. C’est à la General Motors des années 1920 qu’il apparaît dans sa forme actuelle, dans une entreprise qui joue la différenciation par le marketing, l’innovation, la technologie (Bouquin, 1994). A l’inverse, Ford, qui construit sur la réduction des coûts par économies d’échelle et intégration verticale, repousse alors même l’idée d’une comptabilité de gestion. Govindarajan (1986) a testé l’influence des missions stratégiques et des armes concurrentielles sur le degré de décentralisation des divisions dans des entreprises diversifiées. La mission " construire " semble appeler la décentralisation, à l’inverse de la mission " récolter " ; la différenciation s’accommode de décentralisation plus que la domination par les coûts. Bart (1986) n’a guère trouvé de lien entre la mission stratégique des chefs de produit et les descriptions de poste ou les systèmes de gestion au sein des entreprises diversifiées. Mais Gupta et Govindarajan (1984) et Govindarajan (1989) ont trouvé des relations entre les contenus des stratégies d’activité et les profils des managers auxquels elles sont confiées. La typologie de Porter ne donne pas de conclusions quant au degré optimum de décentralisation (Govindarajan, 1988), mais la stratégie de différenciation semble plus efficace si elle s’accompagne de peu d’emphase sur le contrôle budgétaire. Govindarajan et Fisher (1990) ont constaté que le contrôle par les résultats et le partage des ressources entre divisions sont associés avec l’efficacité d’une stratégie de domination par les coûts. Le contrôle des comportements est mieux utilisé dans la stratégie de différenciation. En revanche, d’autres constats ont été mitigés quant au lien entre le contenu de la stratégie et le degré optimal de partage des ressources entre divisions (White, 1986 ; Gupta et Govindarajan, 1986). On pourrait encore évoquer les liens entre la comptabilité de gestion, par exemple la méthode ABC, et la stratégie (Hergert et Morris, 1989 ; Gosselin, 1997). On peut supposer que la stratégie de différenciation rend cette méthode spécialement attrayante. Et ne parle-t-on pas désormais de " comptabilité stratégique " ou de gestion stratégique des coûts (Shank et Govindarajan, 1993) ? Mais, au-delà de l’accumulation des constats, des formes types performantes existent-elles en nombre réduit ?

2. A la recherche de configurations types reposant sur des processus paradoxaux

Rechercher les liens entre les différents aspects des stratégies et ceux des contrôles se révèle une entreprise aussi labyrinthique que vouée à un déficit de sens. Des configurations types ont été mises au jour, s’agissant de planification ainsi que d’autres aspects du management. Elles conduisent à la mise en évidence de processus non exempts de paradoxes.

2.1. La stratégie d’entreprise et les styles de contrôle

On a peut-être trop perdu de vue que le contrôle, et pas seulement la planification, est déjà déterminé par la stratégie d’entreprise, du fait de ses interactions avec la structure. Si une entreprise à stratégie de spécialisation adopte une structure fonctionnelle classique, l’émergence de centres de profit y est peu probable et les interdépendances marqueront la planification budgétaire. L’intégration verticale crée la tentation de tester la performance de chacun des maillons de la " chaîne de valeur ", ce qui conduit à installer un système délicat de facturations internes (Eccles, 1983), dispositif d’un contrôle de gestion extraverti, donc utilisé comme contrôle stratégique. La stratégie de diversification recouvre des situations variées, y compris quant à la pertinence de tel ou tel type de contrôle, comme l’avaient suggéré Wriley (1970) et Rumelt (1974).

Goold et Campbell distinguent trois styles de management dans les entreprises diversifiées qu’ils ont étudiées en Grande-Bretagne :

Ces styles constituent des types complexes. La place laissée à la planification y change, comme les rôles qu’y jouent le centre et la périphérie, les stratégies y diffèrent, les missions stratégiques des domaines aussi ; les carrières ne s’y déroulent pas de manière identique, les compétences clés du siège y changent. Les " paradigmes " des dirigeants sur ce qu’est une entreprise efficace ou sur les qualités qui font les bons managers n’y sont sûrement pas identiques. De tels constats sont d’ailleurs inscrits, trop discrètement, dans bien des recherches des années 1960 ou 1970, consacrées à ce qu’à l’époque on appelait le lien entre stratégies et structures, notamment dans le cas de la diversification (Williamson et Barghavat, 1972), recherches considérables que la taille imposée à cet article ne permet pas de détailler plus. La diversité des pratiquées révélées par la recherche conduisent à s‘interroger sur l’existence de configurations typiques.

2.2. Des configurations typiques

L’idée qu’au lieu des centaines de situations possibles qui peuvent mécaniquement résulter de la combinaison des dimensions stratégiques et organisationnelles, il existerait un nombre bien plus limité de cas de figure cohérents, a surgi aussi vite que les concepts se sont enrichis. Elle est esquissée chez Ansoff (1965) ; au niveau des stratégies par domaines elle apparaît avec l’hypothèse de groupes stratégiques de Hunt (1972, cité par Desreumaux, op. cit.) qui sera reprise par Porter. Miller (1986) a proposé des correspondances entre la typologie des modes de coordination de Mintzberg (1979) et celle des stratégies génériques de Porter. La bureaucratie mécaniste repose sur le contrôle opérationnel défini par Anthony, elle semble adaptée à la domination par les coûts ainsi qu’à la différenciation marketing. La structure divisionnelle, où le contrôle de gestion est une clé du fonctionnement, semble peu adaptée, d’après Miller, à une stratégie de différenciation par innovation.

Plus globalement, certains (Miles et Snow, 1978, 1994 ; Miller et Friesen, 1982, 1984) ont proposé de faire émerger de l’analyse des pratiques de véritables configurations d’organisation et d’adaptation à l’environnement, des sortes de méta-stratégie, de politiques générales. Les seconds classent les styles dans une continuité entre deux extrêmes, " entrepreneurial " et " conservateur ". Les premiers proposent quatre catégories : les " défendeurs ", prudents champions à structure centralisée, qui veillent à maintenir leur domaine d’excellence, parfois étroit, en réduisant les coûts et en veillant à la qualité ; les " prospecteurs ", à structure " organique " (projets, transversalité) et qui luttent par l’innovation ; les " analystes ", qui sont un hybride des deux précédents et tentent le grand écart en matière de contrôle ; les " réacteurs " qui, faute de vision, suivent et copient mais n’adaptent pas leur organisation, ce qui constituerait un comportement voué à l’échec. De telles configurations semblent issues de l’hypothèse - partagée par d’autres comme Ginsberg (1990) et Prahalad (1976) - que les stratégies sont le fruit des croyances des managers quant à leur capacité à modeler leur environnement, à la nature des schémas qu’ils jugent pertinents face aux grands problèmes qu’ils ont à traiter (Miles et Snow en voient trois types). C’est pourquoi la typologie de Miles et Snow a retenu l’attention des chercheurs en contrôle : si de telles croyances existent et si les dirigeants sont cohérents, elles devraient fonder un nombre limité de modèles types de contrôle (et de management) au sein du foisonnement combinatoire que la multiplicité des composantes à articuler peut, en théorie, générer.

2.3. Un lien enrichi et enfin subtil

La typologie de Miles et Snow a été utilisée par Simons (1987a) qui a rouvert des pistes négligées par des perspectives mécaniques : le contrôle en ligne avec la stratégie n’est pas seulement celui qui en amplifie les messages, c’est aussi celui qui en limite les dérives potentielles. L’obsession des coûts ne porte pas forcément à la surveillance des comptes. Parier sur l’innovation n’incite pas à transformer les comptables en parias. Pilotant leurs coûts dans des environnements plutôt simples car ils diversifient peu, les " défendeurs " ne développent pas pour autant de systèmes financiers complexes, alors que les " prospecteurs " le font souvent : on n’abaisse pas forcément les coûts grâce à la comptabilité analytique, mais elle évite les mauvaises surprises que les innovations euphoriques peuvent cacher.

D’autres travaux de Simons suggèrent une interprétation qui rejoint un courant général des sciences de gestion. Le contrôle, dans sa cohérence avec la stratégie, joue des rôles différents. Souvent, il éclaire les choix stratégiques, comme on peut le voir en s’intéressant au rôle réel des facturations internes. Parfois, contrôle-surveillance du modèle classique, il est le gardien de la conformité mais pas le levier du progrès, à juste titre si le levier est installé ailleurs. Au contraire, il est un vecteur d’apprentissage quand la performance par le progrès continu l’emporte sur la conformité. Paradoxe suprême, il peut bousculer les comportements pour faire évoluer la culture (Dent, 1991 ; David, 1999). Toujours, il est un facteur d’apprentissage, mais, ici, de l’efficience, là, du management stratégique.

On peut alors esquisser une hypothèse intéressante : face au contrôle de gestion réactif, " introverti " (Bouquin, 1986), de surveillance, le plus connu et hélas le plus enseigné, il existe un contrôle de gestion proactif, extraverti, qui est une partie clé du processus d’émergence stratégique. Dans certains contextes dits " turbulents ", les dirigeants définissent des orientations mais ne spécifient pas le détail de la stratégie, qui reste " émergente ". Le contrôle de gestion doit la faire naître chez ceux, les opérationnels, qui la mettent en œuvre. Les processus de reporting permettent aux dirigeants de mettre en œuvre une interaction : signaler et rappeler leurs propres priorités, s’assurer du processus d’émergence. Les vieux outils servent un processus qui n’est plus, semble-t-il, celui de leurs inventeurs. Face à la figure référentielle d’un processus stratégique achevé qui ne laisse aucun choix au contrôle, apparaît l’alternative d’un processus inachevable sauf sur le terrain, qui justifie le modèle flou du centre de responsabilité, devenu enfin un des dispositifs de pilotage du processus d’émergence. La typologie d’Anthony pose problème. Le paradoxe du slack budgétaire s’explique alors. C’est moins la nature de la stratégie qui compte pour comprendre le rôle du contrôle de gestion que la configuration pertinente de son processus d’émergence, la division optimale du travail entre les dirigeants et les autres acteurs. Mais le contrôle de gestion, au fond, a-t-il jamais été autre chose que cela ? Et cela même ne désigne-t-il pas une forme de super taylorisme ?

Si la nature de la stratégie influence les outils, ce serait son processus d’émergence qui entretiendrait des liens avec la manière de s’en servir. Tout cela met en évidence la complexité des processus d’interaction entre les stratégies et les contrôles. Pour le chercheur, cette évidence conduit à renoncer à une méthodologie fondée sur le test de relations binaires et à opter pour une démarche qualitative. Chercher à comprendre les processus à partir d’études de cas, pas seulement à photographier des configurations.

Cette évolution méthodologique est nette chez Simons (1987b, 1988, 1990, 1991, 1994, 1995), qui, cherchant à identifier la manière dont les dirigeants se servent du contrôle de gestion, a constaté que celui-ci ne les intéresse vraiment qu’en tant que système de pilotage de ce qu’il nomme les " incertitudes stratégiques ", les risques majeurs dont dépend la pertinence et la bonne fin d’une stratégie. Contrôle et stratégie sont bien interconnectés. Logiquement, cet auteur a été amené à abandonner la typologie d’Anthony pour décrire le contrôle comme un tout organisé autour de quatre composantes : des valeurs, des règles, des systèmes interactifs, des systèmes cybernétiques. Quatre axes, et non pas six, au lieu d’une typologie. Est-ce un progrès ?

On est, en tout cas, sur la voie de la reconnaissance d’interactions complexes et paradoxales, chacun des dispositifs d’un système de contrôle ayant ses propres effets pervers potentiels, qui ne valent réellement que dans un contexte donné, et compte tenu de la neutralisation ou du renforcement que d’autres dispositifs peuvent apporter. On l’a trop souvent oublié dans les procès de court-termisme faits au ROI (Return on Investment) dès les années 1960 (Hayes, Abernathy, 1980). Il aurait sans doute été utile de considérer que celui-ci, ou des formes plus complexes de facturation interne du coût du capital (Bromwich et Walker, 1998), était avant tout un moyen simple de signaler une stratégie de financement. Une parmi d’autres. Les facturations internes sont souvent un signal de ce type - signal incomplet sans doute ; suffit-il d’un prix pour communiquer une stratégie de ressources ? On n’oubliera pas, enfin, que l’enjeu n’est pas simplement d’établir aujourd’hui des liens de cohérence entre stratégies et contrôles, mais de les maintenir pour demain, donc de les faire changer, et de faire face à d’autres paradoxes majeurs, d’associer la routine et l’innovation. L’échec guette ceux qui, parfois, réussissent trop bien (Miller, 1990), dans un univers, le management, par essence paradoxal (Bouquin, 1998).

Les liens entre les divers aspects de la stratégie et les diverses formes du contrôle sont au total aussi indiscutés que complexes, loin d’avoir été vraiment explorés. Le modèle classique du contrôle apparaît désormais comme un cas particulier, adapté aux " vaches à lait ", ou au " défendeurs ", à des entreprises plutôt dominantes sur des marchés calmes. Pour autant, au-delà des préconisations miracles qui perdurent, les relations entre contrôle et stratégie restent complexes. Les causalités sont mutuelles, comme, au fond, le suggérait Penrose (1959) en montrant les relations entre l’existence de ressources disponibles (ici, la capacité managériale) et l’incitation à croître. On pressent que c’est dans la cohérence subtile d’un système que doit s’envisager la relation. Les liens entre dispositifs sont, beaucoup le croient, à rechercher à travers la compréhension de processus. Celle-ci tend à faire leur place comme on l’a vu à des approches socio-cognitives des comportements des managers, parfois à l’occasion de ruptures comme une fusion (Levant, 1998) ou à des démarches constructivistes (Lorino, 1995 ; Chevalier, 1997). L’apprentissage organisationnel est au centre de telles configurations ; des techniques nouvelles ou redécouvertes ne sauraient faire oublier que, depuis toujours, le contrôle de gestion a été conçu comme un processus d’apprentissage (de La Villarmois, 1999). Bien des progrès restent à accomplir, des schémas trop absolus et toujours fragiles sont encore à affiner ; l’épreuve du temps vient ; pour les chercheurs, la tâche est prometteuse.


Références


Notes de bas de page

La typologie simplifiée est : construire, maintenir, récolter (build, hold, harvest de Mc Kinsey). Voir Buzzell et Wiersema (1981)

Même le courant contingent, en apparence aux antipodes de ce qui est évoqué ici, puisqu'il s'est bâti sur le déterminisme de l'environnement plus que sur la liberté des choix stratégiques, mérite d'être reconsidéré sous cet angle, notamment le travail fondateur de Lawrence et Lorsch (1967). On rappellera le rôle de la concurrence dans les travaux de Khandwalla (1972) et de Pfeiffer et Leblebici (1973).

Ils semblent de plus portés vers la mise en pratique de l'ABC (Gosselin, 1997).