L’expert
en comptabilité et le politique : le cas des relations entre le
normalisateur comptable international et l’Union Européenne[1]
Bernard
Colasse, professeur à l’Université Paris-Dauphine
Au risque de biaiser
par rapport au thème de ce colloque, je voudrais évoquer un problème qui se
pose dans de nombreux domaines (la santé, le nucléaire, etc.) mais qui se pose
avec de plus en plus d’acuité dans un domaine qui nous intéresse directement, le
domaine de la normalisation comptable. Ce problème, c’est celui des relations
entre l’expert et le politique, en l’occurrence entre l’expert en comptabilité
et le politique ; et je l’illustrerai par référence aux relations
entre le normalisateur international et l’Union Européenne. Le fait que ce
colloque soit organisé par l’Ordre des Experts-Comptables et qu’il se déroule
dans une enceinte politique m’a d’ailleurs encouragé à traiter de ce problème.
La présence du nouveau président des trustees de la Fondation IFRS. M. Michel Prada, m’y encourage encore davantage
L’expert en
comptabilité, c’est tout simplement le spécialiste de la technique, ce
peut-être un individu ou un groupe d’individus, un comité ou un collège, un board comme disent nos amis anglo-saxons. Si je
parle d’expert en comptabilité plutôt que d’expert-comptable c’est très
volontairement, c’est parce que le mot expert-comptable désigne en France une
profession particulière et que l’expertise en comptabilité existe en dehors de
cette profession, même si de nombreux experts en comptabilité sont diplômés
d’expertise-comptable ou expert-comptable. Par politique, maintenant, j’entends
une instance, tel le Sénat, qui tire sa légitimité de l’élection, alors que
l’expert, par définition, tire la sienne de sa compétence technique, attestée
ou supposée, dans un domaine particulier. A travers les relations entre
l’expert et le politique, se joue donc un conflit de légitimité ; ce sont
deux légitimités qui s’affrontent, la légitimité technique et la légitimité
politique, la légitimité fondée sur la compétence et la légitimité fondée sur
l’élection.
L’étude des relations
entre l’expert et le politique n’est pas nouvelle, on peut en effet considérer
qu’elle commence avec les célèbres conférences de 1917 et de 1919 de Max Weber [2]
sur les vocations respectives du savant et du politique, l’expert pouvant être
assimilé, de façon un peu abusive il est vrai, au savant. Mais cette étude
revêt une importance particulière dans le contexte de la normalisation
comptable. La normalisation comptable est en effet d’une grande complexité
technique et cette complexité technique, sur fond de mondialisation économique
et de globalisation financière, ne fait que croître. Elle appelle donc
presque naturellement l’expertise, c’est-à-dire l’intervention de
spécialistes chevronnés. Mais, sous des dehors techniques évidents, elle
a une dimension politique tout aussi évidente. Cette dimension politique a
d’ailleurs été remarquablement soulignée dans deux rapports récents selon
moi insuffisamment étudiés et commentés : un rapport parlementaire sur les
normes comptables, le rapport Baert-Yanno (2009) et un rapport sur le rôle des normes
comptables internationales dans la crise de 2008 demandé par Mme Lagarde à deux
universitaires, le rapport Marteau-Morand (2009). Comme le montre en
particulier ces deux rapports (le premier de ces rapports est d’ailleurs titré
« Les normes comptables : jeu d’experts ou enjeu politique »),
la normalisation comptable est riche d’enjeux politiques ; normaliser,
c’est en effet arbitrer entre les intérêts plus ou moins conflictuels de
multiples parties prenantes et, ainsi que l’a révélé la crise de 2008,
intervenir très directement dans le fonctionnement du système économique et
financier. Une fois donc admise sa double dimension, technique et politique, il
ne fait pas de doute que l’on ne peut se passer de l’expert en matière de
normalisation comptable mais, compte tenu de la dimension politique de
celle-ci, se pose la question de savoir à quel degré et dans quelles conditions
elle peut être déléguée aux experts en comptabilité. Comment peut donc
s’organiser la collaboration, absolument nécessaire, entre l’expert en
comptabilité et le politique si l’on veut éviter que la normalisation comptable
connaisse ce que l’on pourrait appeler une dérive technocratique, c’est-à-dire
une appropriation par l’expert de ce qui appartient en propre au
politique ? La question se pose tout particulièrement au niveau européen.
En effet, des relations
inédites et originales se sont nouées entre le normalisateur international,
l’IASB, c’est-à-dire un comité composé d’experts, et l’Union Européenne, une
instance politique interétatique. Ces relations, dont le moins que l’on puisse
dire est qu’elles ne sont pas très satisfaisantes, sont particulièrement
intéressantes à examiner.
Ainsi qu’on le sait,
par un règlement de 2002, l’Union Européenne a décidé qu’à partir du 1er
janvier 2005, ses sociétés faisant appel public à l’épargne appliqueraient pour
l’élaboration de leurs comptes de groupe les normes élaborées par l’IASB. Ce
règlement peut s’interpréter comme une délégation à un expert d’une mission de
nature politique dans la mesure où l’élaboration de prescriptions juridiques,
et les normes comptables sont des prescriptions juridiques, relèvent
traditionnellement du politique. Cette délégation n’était pas pour autant un
blanc-seing et s’accompagnait de la création d’un dispositif d’acceptation par
l’Union des normes produites par le normalisateur international.
Il faut reconnaître que
ce dispositif assez compliqué ne fonctionne pas très bien et que l’Union
européenne a quelques difficultés à faire entendre sa voix par son
sous-traitant; d’où des tensions récurrentes avec celui-ci. Ces tensions se
fortement sont exacerbées sur fond de crise quand sont apparues les dangers de
certaines normes internationales prescrivant l’utilisation de la juste valeur
et, en particulier, leur caractère procyclique. Ces
dangers et le caractère procyclique des normes
internationales avaient été d’ailleurs anticipés par plusieurs
économistes. Le politique, en l’occurrence l’Union Européenne, aurait mieux
anticipé ces dangers si, avant d’accepté les normes internationales, il s’était
penché sur le cadre conceptuel et les théories, notamment celle des
marchés efficients qui les inspirent. Il me semble en effet que ce cadre
conceptuel, publié en 1989, est la pierre d’achoppement des relations
entre le normalisateur comptable international et l’Union.
Qu’entend-on dans le domaine
comptable par cadre conceptuel ? Tout simplement, un texte qui donne une
réponse à une question fondamentale : à qui sont destinées les
informations comptables produites par les entreprises ?, et qui, en
fonction de la réponse donnée à cette question, donne réponse à d’autres
questions dont les suivantes : quelles doivent être les qualités de
l’information comptable ? Comment doivent être définis les grands concepts
comptables ? Quels doivent être les principes mis en œuvre en comptabilité
et notamment en matière d’évaluation ? Un tel document est
particulièrement précieux pour un normalisateur car il peut lui servir
justement de cadre théorique pour l’élaboration de ses normes. On comprend donc
qu’un certain nombre de normalisateurs, et notamment le normalisateur
international, se soient dotés, pour des raisons techniques, d’un cadre
conceptuel. Mais désigner des utilisateurs privilégiés de l’information
comptable n’est pas une déclaration technique.
Il n’échappe en effet à
personne que lorsque l’on discute pour savoir à qui les informations comptables
produites par les entreprises doivent être destinées, on est amené à identifier
les parties affectées plus ou moins directement par les activités des
entreprises et à arbitrer entre les intérêts de ces parties. Cette
identification des parties prenantes à la vie des entreprises est typiquement
une prise de position politique. Ce faisant, on prend en effet parti sur la
gouvernance des entreprises, sur leur place dans notre système économique et
social et, plus généralement, sur leur place dans la cité et l’on fait donc, volens
nolens, de la politique. En faisant des investisseurs les destinataires
privilégiés de l’information comptable produite par les entreprises, l’IASB
soumettaient celles-ci aux marchés financiers, avec les conséquences que l’on
sait maintenant et fort bien analysées dans le rapport Morand-Marteau. Le
recours à la juste valeur comme critère d’évaluation des instruments financiers
n’est une conséquence de cette primauté donnée aux investisseurs sur les autres
parties prenantes.
Un cadre conceptuel
n’est donc pas un document purement technique, c’est une véritable charte
politique, une sorte de constitution comptable qui encadre l’élaboration des
normes comme la constitution d’un pays encadre l’élaboration des lois.
L’élaboration d’un tel document peut-elle donc être confiée à des experts si
chevronnés et si indépendants soient-ils (cette indépendance étant d’ailleurs à
prouver), par exemple aux membres du board de
l’IASB. Je ne le crois pas et l’erreur de l’Union a sans doute été de
sous-traiter l’élaboration de ses normes comptables à l’IASB sans se prononcer
sur son cadre conceptuel comme si, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le dire
dans un autre colloque, un particulier acheter un voiture neuve sans se soucier
de son mode de propulsion.
Pour conclure, puisque
la date et le titre de ce colloque appellent des vœux, en tant
qu’universitaire mais aussi en tant que citoyen, je forme le vœu qu’un nouvel
équilibre en matière de normalisation soit trouvé entre l’expert en
comptabilité et le politique. Ce qui suppose que le politique s’intéresse
davantage à la normalisation comptable. Au plan national, il me semble que les
rapports Baert-Yannno et
Morand-Marteau témoignent d’un intérêt nouveau du politique pour la
normalisation comptable ; de même qu’un certain nombre de débats menés à
l’initiative du Président Haas au sein de la nouvelle Autorité des Normes
Comptables (ANC). Au plan européen, ainsi que nous venons de le voir, il n’en
est pas de même ; on peut donc souhaiter que l’Union Européenne
s’intéresse davantage à sa normalisation comptable, non pas en rompant avec le
normalisateur international mais en lui donnant des directives politiques
claires via un cadre conceptuel adapté à ses caractéristiques économiques et
sociales. Il se trouve que l’IASB est actuellement en train de finaliser un
nouveau cadre conceptuel en collaboration avec le FASB, l’organisme de
normalisation d’un pays qui n’a toujours pas adopté les normes internationales.
Ne conviendrait-il pas que l’Union qui à ce jour est le principal commanditaire
de l’IASB exige que ce cadre conceptuel lui soit soumis pour approbation ?
Ce serait là faire montre d’ambition politique.
[1] Intervention au colloque organisé au Sénat par le
Conseil Supérieur de l’Ordre des Experts-Comptables le vendredi 13 janvier 2012
sur le thème : « Equilibre des comptes et ambition
politique : quels vœux pour les professionnels de la comptabilité et de
l’audit face à l’année de tous les dangers ? »
[2] Publiées en français en 1959 dans un ouvrage
préfacé par Raymond Aron et intitulé « Le savant et le
politique ».